Spider web 1596739 1920

Raconter l'histoire, c'est penser en termes de possibilités

L'histoire est pleine d'événements inattendus. Seul le regard acéré de l'historienne révèle le probable dans l'inattendu.

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'académie d'été «Wahrscheinlichkeiten, Determinismus und freier Wille in Naturwissenschaften und Philosophie» de la Fondation suisse d'études et a bénéficié du soutien rédactionnel de Reatch.

Dans la nuit du 8 novembre 2016, les Européens se sont endormis en pensant se réveiller à l’ère d’une nouvelle présidence Clinton. Mais l'inattendu phénomène « Trump » est bien ce qui les attendait le lendemain matin, et ce qui occupe les esprits depuis. L'élection de Donald Trump, le début de la Première Guerre mondiale, la chute du mur de Berlin, beaucoup y voient des événements hautement « improbables ». Pourtant, nos livres d'histoire sont remplis de journées de ce type. Se pourrait-il que ce qui semble improbable ne soit finalement qu'inattendu?

Dans son quotidien, l'historienne ne se pose guère la question des probabilités. Elle pense le plus souvent en termes de chaînes de causalité et justifie un phénomène historique par ses causes, et non par son caractère exceptionnel. L'idée d'une exception improbable n'est donc pas dénuée de force, car si quelque chose se produit « exceptionnellement », cela ne nécessite pas forcément une explication systématique.

L'événement historique doit néanmoins être classé et compris. Ce n'est pas par hasard qu'il existe un terme historique qui permet de lever une partie de cette tension et de révéler des caractéristiques particulières de notre discipline : il s’agit de la notion de contingence.

Une histoire, de nombreux fils narratifs

Le dictionnaire décrit la « contingence » comme un phénomène qui n'est « ni nécessaire ni impossible ». La contingence est donc une question de possibilités et, au sens historique, toujours de conditionnalité.

L'assassinat du prince héritier austro-hongrois à Sarajevo, peu avant le début de la Première Guerre mondiale, en est un exemple. L'historien Christopher Clark a traité de manière convaincante cet événement et ses nombreuses causes dans son livre « Les Somnambules. Été 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre ». L'histoire commence avec un mouvement nationaliste serbe avide d'expansion, qui lorgne sur les territoires supposés serbes de ses voisins, notamment la Bosnie austro-hongroise.

Mais l'histoire commence aussi avec trois jeunes hommes frustrés, ratés et prêts à tout, qui appartiennent au mouvement de jeunesse nationaliste pro-serbe en Bosnie. L'un de ces trois jeunes hommes abat le 28 juin 1914 le prince héritier et sa femme, après avoir été recruté par une organisation secrète serbe.

L'histoire commence notamment par un gouvernement serbe paralysé, certes au courant du complot, mais rompu à l'attentisme en raison des querelles de politique intérieure des décennies précédentes. Les autorités serbes ne préviennent donc pas suffisamment leurs homologues austro-hongrois, si bien que les risques pour le prince héritier sont mal évalués.

Ces trois fils narratifs sont entrelacés en un seul nœud, qui se conditionnent mutuellement: C’est leur interaction commune, nouée, qui les conduit à l'assassinat du prince héritier austro-hongrois le 28 juin 1914. Des historiens habiles peuvent alors dénouer ces différents fils, les juxtaposer, les comparer et, finalement, les condenser à nouveau en un récit.

Pour expliquer l'histoire, il faut penser en termes de possibilités

L'assassinat du prince héritier était donc contingent : pas impossible (puisqu'il a eu lieu), mais pas non plus nécessaire. Et si l'assassin Gavrilo Princip avait eu un terrible mal de dents au moment de passer à l’acte ? Ou si le prince héritier avait eu la migraine ? Posées ainsi, ces questions ne trouveront jamais de réponse, mais elles révèlent d'autres histoires possibles, qui n'étaient pas - a priori - plus « improbables » que les événements qui se sont effectivement produits.

Avec la prudence qui s'impose, l'historienne reconnaît pourquoi, à la veille du jour historique, il ne peut en aucun cas y avoir de certitude quant à son déroulement, mais qu'il faut radicalement penser en termes d'espaces de possibilités. Une historiographie sérieuse doit donc mettre en évidence la contingence des différents fils narratifs et, ce faisant, montrer que le cours de l'Histoire n'est pas aussi simple et ciblé qu'il peut paraître a posteriori.

L'exemple des trois jeunes hommes frustrés de 1914 illustre également le pouvoir d'action (parfois destructeur) des individus, inhérent à la vulnérabilité des fils historiques. Même si sa propre importance peut paraître infime face au pouvoir des États et des entreprises mondiales, l'Histoire est également pleine de pouvoir d'action pour l'individu.

Raconter une histoire, du « pourquoi » au « comment »

En parallèle, il semble évident que les individus ne peuvent pas décider seuls de la marche du monde. L'histoire autour de Gavrilo Princip et de ses co-conspirateurs ne donne pas de réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi la Première Guerre mondiale a éclaté. Elle peut toutefois aider à comprendre comment cela est arrivé.

Certes, cette distinction peut sembler superflue à première vue. Mais elle donne à l'historienne des moyens simples pour ne pas confondre l'inattendu avec ce qui est supposé être improbable. Celui qui, en réponse à la question du « pourquoi » la Première Guerre mondiale, cite l'assassinat du prince héritier austro-hongrois, coupe ainsi sans égard tous les autres fils historiques, et réduit de manière inadmissible la vision de l'événement historique.

C'est pourquoi Christopher Clark ouvre son ouvrage, « Les Somnambules », en posant la question du « comment », et non du « pourquoi ». S'interroger sur le «comment» d'un événement historique, c'est ouvrir son regard à la multitude de fils historiques qui n’ont ni « origine unique » ni « fin logique », mais qui se conditionnent mutuellement au regard de l'événement décrit.

Même la question « Comment Trump a-t-il été élu? » ne peut être expliquée historiquement que par l’analyse de fils contingents. L'historienne pourra ainsi retracer toute l'histoire du système électoral américain, ou se contenter d'analyser le récit des électeurs américains détachés, blancs et pauvres qui protestent. Par le biais du « comment », les exceptions improbables de l'Histoire se transforment en récits contingents qui ne nous donnent pas une origine unique pour les événements historiques, mais qui rendent visibles des fils narratifs reliés entre eux. Nous ne savons donc toujours pas de manière définitive pourquoi Trump a été élu, mais nous reconnaissons les nombreuses possibilités et les voies différentes qui ont conduit à l'issue prétendument improbable de l'élection.

L'article original est disponible ici.

Bibliographie:

[1]

Clark, Christopher: The Sleepwalkers. How Europe went to war in 1914, London 2012.

Pour commenter, sélectionner plus de 20 caractères dans le texte et cliquer sur la bulle.

Les remarques utiles sont les bienvenues. Les commentaires sont modérés.