Depuis 2 ans maintenant, la Suisse, comme le reste du monde, vit au rythme des vagues d’infection, avec au début beaucoup de restrictions, de fermetures, des hôpitaux en surcharge, du télétravail, puis des vaccins… Des variants, des rappels, de nouveaux variants…
Où en est-on aujourd’hui ? Comment le monde soignant a-t-il vraiment vécu, et vit encore cette pandémie ? Derrière une question en apparence simple se cachent en fait beaucoup d’autres, et une réalité complexe.
Pour en discuter, nous avons eu le plaisir d’accueillir Dre Valeria Cagno, chercheuse et cheffe de groupe à l’Institut de Microbiologie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), ainsi que Carmen Catalioto, infirmière spécialisée en soins intensifs et co-présidente de la section Vaud de l’Association Suisse des Infirmiers et des Infirmières (ASI-VD).
Représentation du monde de la santé dans les médias
Alors que beaucoup n’avaient pas encore été en contact direct avec le Covid-19, ou n’ont pris conscience que très tardivement de la gravité de la situation, cela n’a pas été le cas du personnel soignant, touché de plein fouet dès le printemps 2020.
Carmen Catalioto raconte le décalage entre le calme apparent du printemps 2020, où les commerces ont fermé, les rues et les bureaux étaient vides, tandis que l'hôpital était “comme une véritable fourmilière". Quand le COVID-19 est arrivé en Suisse, on a vu un énorme élan de solidarité de la part des soignant·e·s. Mais cette envie de prêter main forte est mêlée de la peur d'être contaminé·e, ou de contaminer ses proches. Au contraire des vagues saisonnières de grippe, le personnel des hôpitaux s’est soudainement retrouvé devant une situation terrifiante: des files de patient·e·s, allongé·e·s sur le ventre, entubé·e·s, et pas seulement des personnes âgées.
“On voyait d’autres catégories de population qui étaient touchées par une forme sévère, il y avait ce sentiment un peu de roulette russe, de ne pas savoir qui va être touché ou qui va faire une forme grave” raconte Carmen Catalioto. Cela conduit également de nombreux soignant·e·s à s’isoler, à rester loin de leur famille pour parfois plusieurs semaines ou mois afin de les protéger tout en continuant à exercer leur métier.
Carmen Catalioto: La première vague de COVID au printemps 2020, vu par les soignant·e·s
Cette situation contraste avec la représentation qu’a pu en avoir la population suisse au travers des médias principaux, dénonçant certes un manque de matériel au début de la pandémie, mais montrant toujours du personnel soignant bien équipé et protégé. En réalité, l'hôpital a dû profondément se réorganiser, redistribuer non seulement le matériel et les médicaments, mais aussi les compétences: demander par exemple à des infirmier·e·s ou des médecins de travailler dans des domaines éloignés de leur spécialité, travailler malgré les sous-effectifs, tout cela demande énormément d'énergie ! La souffrance des professionnel·le·s de santé, la confrontation quotidienne à la mort, le deuil, toutes ces choses dénoncées par Mme Catalioto n’ont pas été visibles chez nous comme elles ont pu l'être dans d’autres pays voisins. Ceci explique peut-être une perception du risque lié au virus et à la maladie très différente, selon que l’on était proche ou non du monde médical, ou que l'on résidait dans une région très touchée ou non (Suisse romande ou alémanique).
Ces disparités nous font prendre conscience que le vécu des uns, et ce qu'en voient les autres (notamment par le biais de la représentation médiatique) varient énormément. Cette prise de conscience est fondamentale pour comprendre des opinions et décisions divergentes, apprendre à mieux dialoguer ensemble afin de tirer les meilleurs enseignements pour le futur.
L’accès à l’information
A-t-on reçu trop, ou pas assez d’informations sur le virus, sa propagation, la protection apportée par les vaccins ? La réponse à cette question n’est pas évidente, mais plusieurs participant·e·s ont ressenti ce fossé entre des informations officielles ou médiatiques peu précises, approximatives parfois, et une littérature scientifique riche et complexe, inaccessible pour beaucoup, constituée de d’un très grand nombre d’articles publiés en un temps très court.
Au fil de notre discussion, tous les participant·e·s ont souligné l’importance du dialogue direct. En effet, nous avons des bagages culturels et scientifiques différents, n'avons pas eu accès à l'information de la même manière en fonction de notre langue, de la région où nous habitons ou de nos contacts avec des ami·e·s dans les pays voisins. Mais il semble que partager ses connaissances scientifiques (et en l'occurrence ici convaincre des collègues ou des ami·e·s moins bien informé·e·s de la gravité de la situation et de l’importance de se protéger les uns les autres) ait été plus facile lorsque que l’on pouvait se parler directement. La confiance est plus aisée à établir dans ce cadre. Mais cela pose deux problèmes majeurs: Que faire dans ce cas des personnes n’ayant pas dans leur entourage direct un·e biologiste ou un·e soignant·e? Moins évident à première vue, mais cela a été ressenti fortement par plusieurs des participant·e·s: la responsabilité, le poids que cela fait peser sur ceux qui sont perçus par leurs proches comme « en sachant un peu plus ».
Un dialogue difficile autour de la vaccination et des soins
Les deux intervenantes et plusieurs participant·e·s nous décrivent en effet avoir ressenti une forte pression. Du jour au lendemain, toute personne ayant étudié la biologie s’est vue sollicitée par ses proches pour leur expliquer la virologie, l’immunologie, l'épidémiologie, mais aussi les biotechnologies, et le pourquoi du comment des vaccins et des effets secondaires.
En tant que soignante, Carmen Catalioto s’est sentie responsable de communiquer pour rassurer les gens, leur expliquer la maladie, les traitements et la vaccination. Cela devient vite compliqué dans un contexte où, non seulement on n’est pas expert·e de toutes les disciplines mentionnées plus haut, mais chaque chose que l’on dit est scrutée de près par des médias aux aguets de la moindre controverse, où des jugements se font très rapidement sur le fait que l’on soit vacciné ou pas. Il reste peu, ou pas de place pour avoir ses propres hésitations, ou même pour expliquer comment la science progresse: on sait aujourd’hui des choses qu’on ignorait hier, et dire aujourd’hui qu’on ne sait pas n’est pas une faute [ref]. Si l’on est favorable à la vaccination et au port du masque par exemple, il était très difficile d’exprimer des préoccupations quant à leurs effets secondaires par exemple, de peur de fragiliser un peu plus des messages déjà peu populaires dans l’opinion publique. Alors que beaucoup attendaient de la science qu’elle apporte la réponse à tous ces problèmes, débattre des dernières données et expliquer sereinement l’incertitude scientifique et la nature lente de la science est devenu très difficile.
Les mesures sanitaires, bien que nécessaires pour protéger la population et les soignant·e·s, ont aussi participé à cristalliser les oppositions au sein de la société, entre “pour” et “contre” les mesures sanitaires, “pour” et “contre” la vaccination… Cette division s’est aussi faite sentir entre la population générale et le monde médical, qui, comme décrit précédemment, avaient une vue tout à fait différente de la situation. Alors que pour les premiers, les soins - y compris intensifs - peuvent être perçus comme la solution (voire même le « boulot » des soignant·e·s, comme a pu l’entendre parfois Mme Catalioto), les soignant·e·s le considèrent comme le dernier recours. Les solutions existent, et devraient être prises en amont: ce sont toutes les mesures individuelles pour ne pas arriver à l’hôpital, comme la distanciation sociale, le port du masque, la vaccination. Dans le contexte tendu des hôpitaux ces dernières années, on peut comprendre le désarroi, voire le mécontentement de certain·e·s soignant·e·s quand leur services sont surchargés par des patient·e·s qui auraient pu assez facilement s'éviter d'être là. Mais ce sont ici encore des messages difficiles à faire passer lorsqu’on a la responsabilité et la volonté de soigner tout le monde sans discrimination. Dans un débat si polarisé, faire la part des choses et exprimer des opinions nuancées, tracer la limite entre liberté de choix et irresponsabilité par rapport à la souffrance des autres, entre liberté individuelle et collective, est devenu très délicat.
L'ensemble des participant·e·s et de l’équipe d’organisation espère que la stabilisation de la situation et la levée des mesures sanitaires vont contribuer à un apaisement du dialogue et à un climat plus serein où nous pourrons discuter de ce qui peut être appris de cette crise.
Quels enseignements pour le futur ?
Le suivi de la pandémie
Dre Valeria Cagno nous explique les données aujourd’hui disponibles sur l’efficacité des différents vaccins par rapport à la sévérité de la maladie et l’infection. Selon elle, il sera nécessaire de suivre de près l’évolution des variants, des patient·e·s atteint·e·s de Covid long, et de continuer à développer de nouveaux vaccins et médicaments.
Dre Valeria Cagno: Effets des vaccins en fonction des différents variants du SARS-COV-2
Si les craintes dues à la sécurité des vaccins ARN, une technologie récente, devraient se dissiper maintenant que plus de 10 millions de doses ont été administrées [ref], comment imaginer que les personnes encore réticentes à la vaccination puissent encore passer le pas, en l’absence désormais de mesures contraignantes? A quoi sert-il de continuer à produire de nouveaux vaccins (Sanofi-GSK [ref], Novavax, et bien d’autres [ref])? Selon Dre Cagno, il est important de continuer à développer ces vaccins car ils pourront permettre de vacciner une partie de la population qui a davantage confiance en les technologies "classiques". D’autre part, ces vaccins seront indispensables pour étendre la couverture vaccinale dans de nombreux pays, notamment les plus pauvres, en raison d’une logistique moins exigeante (p.ex. pas de nécessité d’une chaîne du froid).
A la question de savoir si nous devons nous reposer davantage sur des traitements ou les vaccins pour le futur, Dre Cagno nous répond : “Tout est important: suivi de l’évolution des variants, adaptation de la vaccination (et éducation de la population sur ce point dans le cadre de la prévention), développement de traitements”. Ces traitements seront essentiels pour les personnes à risque, ou chez qui la vaccination n’est pas assez efficace [ref]. En outre, la vaccination semble aussi diminuer a posteriori les effets de certaines formes de COVID long, des données très encourageantes à suivre de près [ref].
Au-delà des vaccins et traitements, de nombreux autres aspects à long terme devront être surveillés dans les mois et années à venir. Cela inclut les états de choc post-traumatiques subis par de nombreux soignant·e·s ou personnes confrontées au deuil; ainsi que d’autres effets sociétaux, les conséquences sur les enfants et adolescents en termes de stress, ou d’une scolarité perturbée, par exemple. Valeria Cagno et Carmen Catalioto nous expliquent aussi que les symptômes du COVID-long peuvent être très différents, ce qui les rend difficiles à identifier et à traiter. Ce n’est pas le premier virus à montrer des effets à long terme, et il sera important d’apprendre à reconnaître les gens avec de tels symptômes, en particulier dans certains groupes plus à risques. En savoir plus sur le COVID long.
Les burn-out des unités de soin: Qui prend soin du personnel soignant ?
Au niveau de l'hôpital et des unités de soins, Mme Catalioto nous décrit une situation très loin d'être revenue à la normale. Tous les milieux de soins, pas seulement les unités de soins intensifs, ont été impactés. Du fait de la réorganisation et du report des soins “non urgents", de nombreux services sont encore débordés. Et alors que la population voudrait passer vite à autre chose, que la levée des mesures ces dernières semaines véhicule cette idée dans l’opinion publique, le corps médical, lui, aurait besoin d’une pause.
Mais l’hôpital continue à se réorganiser. Le COVID-19 a accéléré la prise de conscience que le personnel vient à manquer (40% du personnel quitterait prématurément la profession [ref]). Les effets de ces deux dernières années sur le personnel soignant auraient été sous-estimés: certain·e·s professionnel·le·s souffrent encore de formes de COVID long, nombre d'entre eux de stress post-traumatique, et il·elle·s ont tous vu leur rapport à la mort et au deuil transformé. Mme Cagno et Catalioto avertissent que ce n’est que “le sommet de l’iceberg”, par rapport à ce que l’on risque de découvrir dans les prochaines années.
“Certains soignants ont vécu des décès parfois quotidiens, et commencent à se rendre compte seulement aujourd'hui du traumatisme que cela a été”, Carmen Catalioto.
Si l’augmentation des entrées en HES (Hautes Ecoles de Santé) [ref] semble encourageante pour faire face au manque de personnel, il est aussi fondamental de se poser la question du suivi et du repos, pour des professionnel·le·s qui sont en première ligne depuis bien longtemps. Qui, aujourd’hui, prend soin des soignant·e·s? Notre société devra trouver des moyens de les ménager si nous voulons un système de santé capable de faire face à de futures menaces.
L'importance du dialogue
Le dialogue doit continuer et se renforcer: entre les scientifiques, les politiques, le corps médical et la population. Si la situation de crise et les mesures sanitaires ont participé à diviser la société et à polariser le débat à l'extrême, nous espérons que les uns et les autres sauront tirer des enseignements de ces années difficiles et les moyens de discuter ensemble pour le bien être de chacun. Scientifiques et représentants du monde médical doivent continuer à communiquer sur la science, ses méthodes, les avancées et résultats en termes de traitements ainsi que de technologies vaccinales.
Enfin, nous retenons de cette conversation qu’il faut garder en tête que nos jugements, notre perception des risques et des enjeux, sont très dépendants du contexte. Comme il est malheureusement probable que d’autres crises (notamment liées à des zoonoses) se présentent dans le futur, il est donc important de réfléchir à comment nous voudrions nous comporter dans une telle situation, tout autant que de rester ouvert·e·s, objectif·ves, informé·e·s et autocritiques, en tant qu'individus et en tant que société. Ne pas déshumaniser ses opposants, ni juger trop vite, être à l’écoute et garder l’esprit ouvert pour arriver à dialoguer ensemble.
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