Cet article a été rédigé dans le cadre de l'académie d'été «Geschlecht, Geschlechtsrollenverhalten und gesellschaftliche Entwicklung» de la Fondation suisse d'études et a bénéficié du soutien rédactionnel de Reatch.
Pour les hommes de moins de 45 ans, le plus grand danger, c'est souvent eux-mêmes. Avec les accidents, les suicides font partie, de loin, des causes de décès les plus fréquentes pour les hommes appartenant à cette tranche d'âge [1]. Au vu des chiffres, il est d'autant plus inquiétant de constater que les hommes sont beaucoup moins nombreux que les femmes à se faire soigner pour un problème de santé mentale. Entre 15 et 44 ans, deux fois moins d'hommes que de femmes ont suivi un traitement en 2017 (hommes 4,46%, femmes 8,9%) [2]. Comment expliquer que les hommes aient apparemment plus de difficultés à demander de l'aide en cas de souffrance psychique accrue ?
Manque-t-il certaines compétences clés?
L'une des raisons tient peut-être au fait que les hommes ont tendance à être moins enclins à identifier leurs émotions et à reconnaître les signaux d'alerte. Anita Riecher-Rössler, professeure titulaire émérite de psychiatrie à l'Université de Bâle, et médecin-chef aux Cliniques psychiatriques universitaires de Bâle, a livré une piste : « certains hommes semblent mal accueillir leurs sentiments dépressifs, probablement parce qu'ils les refoulent en raison de leur éducation. Ou du moins, ils ne savent pas souvent les verbaliser correctement. » La psychiatre, spécialiste des différences entre les sexes en matière de maladies psychiques, est bien au fait des raisons qui font qu'il est difficile pour les hommes de demander de l'aide à un stade précoce.
« Montrer ses sentiments est souvent considéré comme un « truc de mauviette » par les hommes », ajoute Riecher-Rössler. Les compétences ou les comportements considérés comme typiquement « féminins » ont tendance à être évités par les hommes, de peur de paraître moins masculins. Il manque donc à de nombreux hommes des compétences indispensables à une gestion saine du stress. De plus, si la perception de ses propres sentiments n’est que peu développée chez les hommes, les chances que les signes d'une maladie psychique soient identifiés à temps diminuent en conséquence.
Un homme bon est-il une bonne personne?
Dans le cadre d'un TEDx Talk intitulé How Dustin Hoffman broke my heart (and how we can educate boys) [3], Ran Gavrieli livre les réponses données par des enfants lorsqu’on leur demande ce qui rend un homme bon. Selon eux, un homme bon est donc fort, intrépide, bon en sport et riche. C'est un leader et il attire de nombreuses femmes. Les réponses ont toutefois été très différentes lorsque Gavrieli a demandé aux enfants ce qui faisait d’une personne, une bonne personne. Toujours selon eux, une bonne personne est nécessairement généreuse, gentille, douce, honnête, amicale et aimante. On peut partager des choses avec elle, on peut compter sur elle. Gavrieli indique que les caractéristiques d'un homme bon et celles d'une bonne personne ne se recoupent pas dans les réponses des enfants.
L'idéal social de la masculinité, du pourvoyeur financier de la famille, inflexible et sûr de lui, semble ainsi laisser peu de place à certains traits de caractère. Et parler de ses propres sentiments n'est généralement pas encouragé dans l'éducation des hommes. Au contraire : dans notre culture, ces traits sont généralement attribués aux femmes.
Avoir besoin d'aide et montrer sa faiblesse sont encore tabous
Selon Riecher-Rössler, les hommes ont, de fait, souvent plus de mal à admettre leurs faiblesses. Cela implique, par exemple, d'accepter de ne pas pouvoir faire face seuls à une maladie psychique. « Les hommes sont éduqués à être forts et à ne pas montrer de faiblesses », explique la professeure. De fait, la manière dont la notion de force est interprétée dans certains contextes s’avère problématique. Ainsi, un homme est souvent considéré comme fort s'il ne ressent pas lui-même certains sentiments, tels que la peur ou l'insécurité. Mais il s’agit-là d’une exigence totalement irréaliste. Elle conduit les hommes à cacher ou à nier leurs sentiments lorsqu'ils tentent de se rapprocher de cet « idéal ».
Dans ce schéma, les comportements spécifiquement liés au sexe des patients dépressifs sont intéressants. Bien que les études soient encore peu nombreuses, le professeur Riecher-Rössler constate plusieurs différences tendancielles : « alors que les femmes ont tendance à montrer leurs sentiments dépressifs et à en parler, les hommes ont tendance à nier le chagrin et la tristesse, et à se plaindre plutôt du stress. Ce faisant, il s'engagent de manière excessive sur le plan professionnel, mais se retirent sur le plan social. Ils ne veulent pas accepter l'aide des autres : « je peux le faire tout seul », « laissez-moi tranquille ». On observe aussi souvent des crises de colère, un abus d'alcool ou de nicotine, une pratique sportive excessive, mais sans détente, une baisse ou une augmentation de l'intérêt sexuel. »
Il est beaucoup plus difficile pour un homme de demander de l'aide, surtout lorsqu'il s'agit de questions intimes qui révèlent sa vulnérabilité. « Le besoin d'aide est souvent interprété comme une faiblesse », estime Riecher-Rössler. Toutefois, en cas de souffrance psychique, il devient évident que l'on ne peut pas résoudre ses problèmes tout seul.
Commencer par l'éducation
De nombreux hommes souffrent de la rigidité des rôles de genre. Mais comment pouvons-nous faire en sorte que la notion de « masculinité » s'élargisse un peu, afin de laisser davantage de place à l’adaptation individuelle ?
Une composante importante à cet égard est sans doute la participation du père aux tâches d'éducation (précoce). Markus Theunert, directeur du programme MenCare Suisse, et membre de la direction de männer.ch, déclare dans une entrevue : « la phase de la fondation d'une famille n'est pas seulement une phase sensible pour la famille elle-même, mais justement aussi pour l'égalité des chances. D’abord, c'est précisément au moment de fonder une famille que le fossé traditionnel entre les sexes se creuse : statistiquement, les nouvelles mères réduisent leur activité professionnelle ou l'arrêtent complètement, et les pères augmentent leur temps de travail. » Il poursuit : « [la mère] acquiert en un clin d'œil un avantage énorme en termes de compétences dans la prise en charge des enfants, mais perd le contact avec la vie professionnelle. [Le père] trouve sa confirmation dans le travail rémunéré, mais devient presque inévitablement un « assistant éducatif » à la maison. Et ces deux aspects ont des conséquences massives sur la relation de couple, sur la relation parent-enfant, sur les deux parents, sur leur bien-être et leur estime de soi. » [4]
Les responsabilités des pères dépassent le cadre professionnel et financier au sujet des enfants. Ils peuvent en effet agir en tant qu'interlocuteurs, à l'égal de la mère, et acquièrent des compétences émotionnelles en s'impliquant dans les tâches éducatives. Avec une répartition des rôles des parents moins polarisée, les enfants sont moins contraints dans leur développement par des rôles rigides, liés à leur sexe. Et les avantages ne sont pas seulement au bénéfice des enfants, mais aussi des pères : passer du temps avec les enfants et établir une relation plus étroite avec eux favorise la qualité de vie. Riecher-Rössler le sait d’expérience : « ce contact étroit avec le nouveau-né stimule manifestement les pères dans des sentiments de bonheur tout à fait nouveaux, dont ils se passent difficilement par la suite. »
Un congé paternité pour la Suisse
Au niveau politique, nous déciderons à la fin du mois si nous voulons faire ce pas de plus vers la réduction de « l'écart de tradition entre les sexes ». L'acceptation de l'initiative sur le congé paternité permettrait aux jeunes pères de se lancer plus facilement dans le travail d’aide. Ils auraient ainsi la possibilité de participer à cette phase initiale marquante de la vie familiale et de l'éducation précoce. Mais congé paternité ou pas, dans tous les cas : il faut veiller à ce que l'homme ne soit pas contraint de jouer le rôle de pourvoyeur financier de la famille, mais que les couples puissent faire un véritable choix quant à leur modèle familial.
Ces efforts sont des étapes essentielles sur la voie d'une prise en compte générale du sexisme et des stéréotypes de genre. Ce qui est inhabituel, cependant, c'est qu'ils commencent par le rôle de l'homme. Alors que nous encourageons la confiance en soi et la persévérance chez les femmes, nous ne devons pas oublier d'aider les hommes à acquérir des compétences émotionnelles. Par là, nous parviendrons peut-être à l'avenir, à ce que davantage d'hommes prennent conscience de leur souffrance psychique et puissent ainsi obtenir l'aide dont ils ont besoin.
L'article original est disponible ici.
Références
Office fédéral de la statistique (2019) : nombre de décès et taux de mortalité selon les principales causes de décès et selon l'âge, chez les hommes. (https://www.bfs.admin.ch/bfs/de/home/statistiken/gesundheit/gesundheitszustand/sterblichkeit-todesursachen/spezifische.assetdetail.11348832.html, consulté le 13/09/2020)
Office fédéral de la statistique (2019) : traitement pour des problèmes psychiques (https://www.bfs.admin.ch/bfs/en/home/statistics/catalogues-databases/publications.assetdetail.7586122.html,consulté le 13/09/2020)
Gavrieli, Ran (2017) : TEDx Talk How Dustin Hoffman broke my heart (and how we can educate boys) (https://www.youtube.com/watch?v=EwqvhjUItfw,consulté le 13/09/2020)
männer.ch (2020) : Entrevue avec Markus Theunert. (https://www.maenner.ch/en/4-fragen-an-markus-theunert-zur-familiengruendung/,consulté le 13/09/2020)
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